livre la gifle

Daphnée, une vieille dame et son chat, vivent sous le même toit que Béa, sa fille de 45 ans. Deux femmes que la solitude a transformées en bouées de sauvetage l’une pour l’autre. Quand Daphnée rencontre Guillaume, un petit garçon introverti et solitaire, les visites journalières de la vieille dame au jardin public du bas de son immeuble vont devenir source de joie mais le chiffre trois n’a jamais fait bon ménage.
— Je vais au marché Gustave, tu veux un filet de cabillaud ?

Gustave roulé en boule sur sa chaise favorite pousse un petit miaulement plaintif, baille et sort une langue rose tachée de points blancs.

— Il faut que je me dépêche, j’ai le repas à préparer, je vais cuire un poulet rôti avec des pommes au four, Béa adore ça.

Daphnée passe tendrement la main sur les poils gris, épars, de Gustave, qui laissent voir des ronds de peau nue couverts de croûtes.

— Je n’en ai pas pour longtemps, tu me gardes la maison !

Elle part dans le couloir en boitant, pose un imper froissé sur son pull aux couleurs fanées, troque ses chaussons pour une paire de mocassins beiges, râpés, aux talons usés. Elle sort dans la fraicheur de ce début de matinée, le soleil n’est pas encore levé.

Il est treize heures, Gustave descend péniblement de sa chaise, tangue du bassin pour s’approcher de sa gamelle. Il tord le nez au-dessus du filet de poisson. Au-dessus de lui la rôtissoire laisse échapper un fumet de chair rôtie qui lui fait se lécher les babines.

— Il ne te plaît pas mon filet de cabillaud ? Je trouve que tu fais bien le difficile. Béa a raison de dire que je te gâte trop. J’espère qu’elle ne va pas encore tarder comme d’habitude, sinon mon poulet va être trop cuit.

Daphnée pose deux belles assiettes en porcelaine sur la table massive en chêne du salon. Les coquillages et l’étoile de mer dessinés sur fond bleu ne sont plus que des esquisses que le temps a délavées. Daphnée se perd un instant dans le fond d’une assiette puis brusquement se redresse et claudique jusqu’au four qu’elle ouvre pour en retirer un moule à gâteau.

— Le gâteau est cuit à point ! Ma fille va se régaler. Tu te rends compte Gustave, c’est son gâteau de quand elle était toute petite. Elle n’a jamais aimé que celui-ci.

Gustave secoue mollement la tête pour donner de l’élan à ses mâchoires de vieux chat et tenter de venir à bout du morceau de poisson récalcitrant. Daphnée continue ses aller-retour entre la table et les placards, finit de mettre le couvert, sort finalement le poulet et les pommes au four dorés à point. N’ayant plus rien à faire, elle s’assoit devant son assiette vide.

Il est quinze heures, Daphnée fixe le vaisselier sur lequel une photo de famille repose au centre d’un cadre patiné. Rodolphe, Daphnée et Béa sont debout, les pieds dans le sable doré en fond d’image. Rodolphe couve des yeux sa femme aux cheveux blonds, visage rond, lèvres fines dont le rire éclatant expose des dents parfaites et une petite fille de 8 ans au visage mutin, longues boucles brunes qui tient fermement son seau en plastique contre son ventre couvert de sable. Daphnée se trémousse sur sa chaise, elle a le dos ankylosé, la nuque raide. Elle jette un regard dépité au poulet froid et tourne la tête vers le couloir qui mène aux chambres, deux chambres qui se font face, portes closes. Elle pousse un profond soupir et se dirige vers sa chambre. Un vieux lit au sommier de métal prend toute la place, elle se faufile avec peine pour atteindre un placard aux portes de guingois pour y prendre une paire de draps qui sentent la lavande. Elle contemple les dizaines de cadres et leurs photos accrochés au mur, témoins d’un temps passé où il faisait bon vivre à trois. Il y a quelques marines aussi, des vagues et du sable pour la plupart sous des ciels multicolores. Elle se rend dans la chambre de Béa, imposante, le grand lit neuf, moderne et le placard immense avec  ses deux portes miroir. Daphnée change les draps, caresse affectueusement l’oreiller, ouvre le placard et passe la main sur les dizaines de pulls puis la plonge dans des boîtes en carton qui regorgent de sous-vêtements. Elle détaille un string qui ne recouvre même pas sa main. Elle a soudain des frissons, referme le placard ; autour d’elle les murs nus lui donnent encore plus froid. Elle entend la porte d’entrée claquer, elle court vers le salon, ses bras chargés de draps.

— Tu as changé mes draps la semaine dernière ! Qu’est-ce qu’ils ont mes draps ? Ils puent ?

Béa, perchée sur des talons aiguilles rouge cerise, les jambes écartées,  toise sa mère de ses yeux noirs. Daphnée regarde son grand brin de fille, buste échancré sur des seins généreux, jambes longues et musclées. Sa fille est belle, elle aime surtout son port de tête fier et revêche qui donne à penser que ses longs cheveux noirs, qui lui tombent dans le dos, l’obligent à garder le menton plus haut. Mais la jupe est bien trop courte, le bustier trop échancré et le rouge à lèvre bien trop épais.

— Non ma chérie, c’est juste que j’allais lancer une machine et je n’avais pas grand chose à laver.

Béa balance ses chaussures à travers la pièce d’un mouvement sec de ses jambes interminables

— Putain de godasses, j’ai les chevilles en vrac !

Daphnée va poser les draps dans la buanderie, ramasse les chaussures et se dirige vers le couloir d’entrée, ouvre un placard et y dépose les chaussures de Béa au milieu d’une cinquantaine de paires aux couleurs vives. Toutes ont l’air neuves et certaines ont des talons hauts qui frisent la démesure. Tout en bas se trouve l’étagère de Daphnée où quelques paires de vieilles chaussures à talons plats se serrent les une contre les autres.

— Faut que je me passe un coup d’eau sur la gueule !

Béa se dirige vers la salle de bain. Daphnée met le poulet à réchauffer. Béa se passe un gant d’eau froide sur le visage, elle ne peut s’empêcher de faire la grimace devant sa figure ravagée par les nuits blanches, l’alcool et la vie qui tire tout vers le bas. Elle se dit :

“Putain, j’ai 40 ans et je fais plus vieux que ma mère”. Elle jette le gant dans l’évier, s’assoit sur la lunette des WC et libère un bruyant jet d’urine. Elle réajuste sa culotte sans prendre le temps de s’essuyer et s’assoit à table, allonge ses jambes.

— C’est du poulet que je sens ?

— Oui ma chérie, c’est juste dommage que je sois obligée de le réchauffer, il sera moins bon et…

— T’inquiète, je vais lui faire son sort, j’ai rien dans le ventre depuis hier au soir.

Béa se jette sur une cuisse qu’elle dévore en un rien de temps puis s’attaque à une aile.

— Il n’y avait pas grand monde au marché ce matin. Les fruits sont hors de prix en cette saison. Quand j’ai vu ce beau poulet, je me suis dit voilà qui va faire plaisir à ma fille.

Béa ronge son os, elle se sert son troisième verre de vin, fixe le chat d’un œil mauvais. Daphnée continue son monologue, s’abreuve à ce profil qu’elle n’a pas vu changer depuis 40 ans. Son bébé qui ronge un os. Béa se retourne, tombe sur le regard attendri de sa mère.

— J’aurai bien pris des poires mais c’est une honte de vendre des fruits à ce prix là. C’est à croire que…

— Il pue ce chat, tu trouves pas qu’il pue ?

Béa pointe le chat avec son os de poulet.

— Gustave ne pue pas, je l’ai lavé hier au soir !

— Moi, je te dis qu’il pue, avec toutes ces plaies qu’il a sur le dos, tu crois pas qu’il serait temps de l’euthanasier ? Il souffre le martyr, c’est inhumain ce que tu fais là.

Daphnée porte une main à son cœur.

— Mais c’est horrible ce que tu me dis là. Gustave est vieux et ses croûtes c’est normal à son âge.

— Et quand il tangue des fesses pour marcher et qu’il couine comme une souris au moindre mouvement c’est normal ça aussi ?

Daphnée se lève d’un bond, grimace sous la douleur.

— Et moi alors ! Je ne tangue pas un peu des fesses avec ma hanche qui me fait souffrir ? Tu voudrais m’euthanasier moi aussi ?

Béa hausse les épaules, se sert un autre verre de vin. Daphnée a envie de lui dire quelque chose mais se retient.

— Je crois que ton problème de hanche il est plus dans ta tête que dans tes os. Après tout si ça peut te consoler d’avoir un chat grabataire auprès de toi, ça te regarde.

Daphnée sent un échauffement dans ses bras, ses jambes, des mots veulent sortir, elle les retient encore une fois. Elle part chercher, d’un pas traînant, le gâteau. Quand elle revient elle est tout sourire, s’assoit auprès de Béa et lui en coupe une belle part.

— Mon gâteau préféré ! Tu as beau me le faire toutes les semaines, je ne m’en lasse pas.

Daphnée se délecte de l’esquisse de sourire de sa fille qui vient d’engouffrer la moitié de la part dans sa bouche et savoure les yeux fermés la douceur amère du chocolat. La bouche encore pleine elle prononce :

— Ah ! Si la vie pouvait se résumer à une part de gâteau au chocolat !

Daphnée se dit qu’elle aimerait bien que la vie s’arrête à cet instant.

*

Daphnée pousse le petit portail vert, les cailloux du jardin public crissent sous ses pas. Elle aime venir ici tous les matins. Ce petit ilot de verdure, au cœur de son quartier, la rassure. Il y a des gens sur les bancs qui discutent en permanence, des enfants qui jouent dans le bac à sable, au toboggan, à lancer des cailloux sur les pigeons. Il y a aussi beaucoup d’oiseaux qui piaillent et toutes ces voix animales et humaines trompent un peu sa solitude. Elle s’assoit sur son banc préféré, celui qui se trouve tout au fond du parc à l’opposé du petit portail vert. Elle ne va pas rester longtemps, juste le temps de se nourrir des rires sonores des enfants, des voix flûtées des mères de famille et celles, plus douces, des personnes âgées qui bavardent à deux ou à trois. Les seules personnes qu’elle voit parfois, isolées comme elle, sur leur banc, sont des clochards assoupis, leur bouteille à la main ou des étudiants, leurs casques sur les oreilles. Elle ne reste pas longtemps parce que, les minutes passant, l’illusion de vie ne dure qu’un temps et très vite, les regards des autres, qui ne font que l’effleurer, lui rappellent la triste vérité, elle n’est que l’élément du décor, une vieille dame assise sur un banc de jardin public. Au moins, elle ne donne pas encore de miettes au pigeon. Il y en a justement un qui la fixe de son œil imbécile. Il a l’air d’avoir une aile cassée, il s’est éloigné de ses congénères pour tenter sa chance près des chaussures à talons plats de la vieille dame. Daphnée se lève dans un craquement sinistre, son arthrose à la hanche la fait souffrir de plus en plus. En passant devant deux mères de famille qui surveillent le groupe des enfants turbulents qui se disputent l’accès au toboggan, elle entend :

— Non mais regarde-moi ce gamin, il croit que le toboggan lui appartient ! Non mais c’est pas vrai, il vient de bousculer Sonia ! Qu’est-ce qu’elle fait la mère ! Elle pourrait pas le tenir son môme !

— T’as raison Maryse, il y a des claques qui se perdent ! Les parents d’aujourd’hui, ils préfèrent passer pour des parents sympas et dans le vent que de faire leur rôle de parents. Tu comprends, interdire et punir c’est pas démagogique, ça ne se fait pas !

— Je te jure que le mien, il n’a pas intérêt à manquer de respect à qui que ce soit. C’est pas les gosses qui vont faire la loi à la maison.

Daphnée laisse les voix de ces deux mères de famille bourdonner dans ses oreilles, elle projette une dernière fois un regard circulaire sur ce cœur palpitant de vie dont elle se sait exclue et referme le petit portail vert. Elle a le ménage à faire et le repas à préparer pour sa fille. “Sa fille”, l’évocation de ce mot lui fait redresser la tête, l’air semble plus frais, plus vivifiant soudain, elle hâte le pas.