la croqueuse de cuistot

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David, photographe culinaire, est sous le charme envoûtant de Mathilde Tiramissu, la nouvelle rédactrice du magazine “Il cuisine” pour lequel il travaille. Elle vient leur porter main forte pendant cinq

semaines, cinq semaines pour séduire cette femme ouragan qui a juré de se donner uniquement aux hommes capables de la faire jouir par leur cuisine mais comment répondre aux attentes de Mathilde quand on a perdu définitivement le goût et l’odorat ?

Extrait de la croqueuse de cuistot

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Une assiette carrée, couleur crème est posée sur une petite table ronde. Un morceau rosé de bœuf à la peau zébrée d’un brun roussâtre côtoie une carotte luisante. David oriente la source lumineuse, les ombres se déplacent dans l’assiette, débordent sur la table puis se figent. Il recule de trois pas, son dos se plaque contre le mur blanc du studio photo de la grandeur d’une chambre d’enfant. Il prend le déclencheur de prise de vue, mitraille une première série de clichés. Un bruit intermittent d’ailes en mouvement lui fait arrêter son travail. L’insecte noir se pose sans sommation sur le cul de la carotte. David le chasse d’un mouvement de la main, la mouche se repose aussitôt au même endroit. Le photographe s’avance vers la table, plie les genoux pour se mettre à la hauteur de la gourmande qui se bâfre tranquillement devant deux grands yeux noirs aux longs cils. Les pattes de devant de l’insecte bougent à toute vitesse, la trompe aspire le suc du légume. Les deux gros yeux mobiles aux milliers de facettes photographient en noir et blanc le monde alentour. Les ombres sont trompeuses. La main longue aux doigts fins s’abat dans un grand “splatch !” sur l’animal surpris et l’œuvre culinaire. Quand David retire sa main, mouche, morceau de bœuf, carotte et petits pois ne sont plus que nature morte sans intérêt. L’artiste contemple le désastre, secoue les épaules et se dirige vers la porte laquée de rouge.

 

De l’autre côté se trouve le salon et sa kitchenette. David vit dans un studio de célibataire dont la seule fenêtre se trouve dans sa chambre, sept étages au-dessus d’un boulevard parisien. Il contemple l’ordre impeccable et le peu de meubles qui laissent assez d’espace pour y reposer le regard. La porte d’entrée s’ouvre en grand, un hercule de foire, son béret sur la tête dont dépassent des boucles rousses, déboule, son ventre rond,  en proue de bonhomme.

— Je pars trois jours chez ma mère, je te laisse les clés David, tu as la nourriture de Brochette juste à côté de l’aquarium.

Armand et son énorme appendice se déplacent vers le frigo.

— Tu n’as rien mangé de ce que je t’avais apporté !

David hausse les épaules en finissant de s’essuyer les mains.

— Tu n’es pas ma mère que je sache, tu n’es que mon voisin de palier.

Armand passe sa main couverte de tâches brunâtres sous son béret.

— Ok David, je sais ce que tu vas me dire encore tu vas…

— Je vais te dire qu’un pauvre type comme moi qui a perdu le goût, l’odorat et ne sent même plus la texture des aliments n’a aucune envie d’avaler quoi que ce soit. Tu peux pas comprendre ça. Quand j’avale un truc, j’ai l’impression de me gaver, ça me répugne.

Les longues mains fines de David battent l’air.

— Si je te laissais faire tu te laisserais crever de faim !

— Des fois je me demande si ce ne serait pas mieux ! Je serais aveugle, cul de jatte ou bossu tu compatirais davantage. C’est horrible d’avoir un handicap qui ne se voit pas !

Armand ouvre de nouveau le frigo, en sort une salade verte, un avocat et des tomates cerises.

— Prêt pour une bonne dose de vitamines !

David soupire, jette le torchon sur la tête au béret.

— Tu es incorrigible !

Armand s’accroche le torchon à carreaux à la ceinture sous le promontoire de sa bedaine.

— Et avec ça que dirais-tu de deux œufs au plat ?

*

L’équipe de production du magazine culinaire “Elle cuisine” est au complet. Il ne manque que le directeur. La salle de réunion est vaste. David fait défiler ses dernières prise de vue sur son ordinateur portable.

— Ok nous avons dix minutes !

Il relève la tête, le directeur vient d’entrer dans la salle à grandes enjambées, laissant la porte ouverte.

— Ces réunions ne servent à rien ! Je vous avais donné des consignes et personne n’a été foutu de les suivre ! A part vous David !

David se redresse sur sa chaise, ses collègues ont des plis amers à la bouche.

— Heureusement que nous avons une nouvelle recrue qui va changer tout ça !

Tous se regardent, les sourcils en accent circonflexe.

— Allez, je vais vous dérider un peu.

L’homme dégarni a un petit sourire sadique.

— On la surnomme l’étoile poétique de la gastronomie.

— La croqueuse de cuistot !

La grande blonde aux taches de rousseur sur le nez qui vient de lâcher la bombe sent tous les regards converger vers elle.

— Et bien oui quoi ! Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, il paraît qu’elle saute sur tout ce qui porte une toque sur la tête.

Son voisin de droite s’exclame :

— Mathilde Tiramissu !

— Elle-même ici présente !

Des hanches larges, une taille rondelette, un visage fier, un buste de madone et des cils aussi longs qu’un nez fin et aventureux, peut-être un peu trop grand, sa bouche aussi un peu trop grande avec des lèvres épaisses qui lui mangent un peu la figure. Mathilde Tiramissu fait une entrée fracassante. La porte vitrée vole contre le mur.

David est pétrifié, leurs regards s’entrechoquent un instant. Il lui semble avoir reçu un coup de poing sur les deux rétines.

— Et je n’ai pas peur de croquer les femmes aussi.

Elle a jeté un regard de braise à la blonde qui cherche à se dissimuler derrière le gros Jean, l’infographiste du service.

— Madame Tiramissu, nous sommes honorés de votre présence.

Le directeur, épiderme hyper vascularisé jusqu’aux oreilles fait des courbettes, les pieds en-dedans.

— Présentez-moi à l’équipe s’il vous plaît.

Le ton autoritaire et la voix couperet sortent d’un écrin de velours. La bouche généreuse et sans artifice de Mathilde Tiramissu brille sous les néons blafards. David bouge ses lèvres en même temps que les siennes.

Quand elle arrive à lui, elle pose tranquillement son regard sur ses larges épaules osseuses, remonte le long de sa gorge qu’il sent sèche, irritée tout à coup puis plonge sans préambule ses deux pupilles sombres dans les siennes.

— Je suis heureuse de vous rencontrer David Merceur. Votre travail mérite tout mon respect. C’est d’ailleurs en grande partie grâce à vous que j’ai accepté de venir prêter main forte à votre équipe pour lancer cette nouvelle rubrique. “La plus belle recette étoilée”

David prend la main de cette madone, toute habillée de noir avec des bottines à talons hauts, dans la sienne. Le feu qu’il emprisonne dans sa main se transmet dans tout son corps.

— Je…je suis heureux de vous rencontrer aussi.

Le directeur de prod revient vers Mathilde.

— Très bien, si vous le désirez nous pouvons commencer la réunion.

— Non, pas ce matin, nous verrons cela à 14 heures. Je désire voir tout d’abord les clichés de monsieur Merceur.

— Mais, nous sommes tous …

— Nous nous verrons à 14h si vous le voulez bien.

Le chef s’incline, désappointé, toute l’équipe se retire. Les collègues de David se lancent des regards entendus.

— Montrez-moi donc votre travail David.

David fait défiler les images d’un doigt fébrile. Mathilde Tiramissu est tout contre lui.

— C’est bon David, c’est vraiment excellent.

David flotte.

— Oh ! Cette prise de vue, la texture de cette sauce bordelaise comme vous l’avez bien rendue.

David  a doublé de volume.  On frappe à la porte, un des employés entre avec un caisson isotherme qu’il pose sur la table.

— C’est un coursier qui a apporté cela pour vous.

Mathilde se frotte les mains et court ouvrir le caisson. Elle se penche au-dessus, narines dilatées.

— Humm !!! Sentez-moi cette merveille. On a assez travaillé pour ce matin, place au meilleur moment de la journée.

Mathilde déballe sur la table de réunion : verre, assiette et couverts, plus deux récipients hermétiques qu’elle ouvre avec des yeux de pirate.

— Cassolette de Saint Jacques et Choucroute, j’ai commandé cela au deux étoiles du bout de la ville, le chef ne peut rien me refuser. Je peux partager si vous voulez ?

David grimace sur sa chaise.

— Non merci, je ne mange pas le midi.

Elle le regarde avec des grands yeux ronds.

— Ca me gêne un peu de manger devant quelqu’un qui ne mange pas. On va être ensemble pendant une semaine, j’espère que vous m’accompagnerez au moins une fois ?

Elle n’a pas fini de dire cela qu’elle s’est déjà attaquée à la cassolette.

— Mouais ! Peut mieux faire. Un peu trop d’acidité en bouche et une sauce peu liée, il faudra que je lui dise.

David assiste aux mouvements lents des mâchoires bien marquées, aux lèvres épaisses qui ondulent et au bout de langue qui les survole. Mathilde, jambes et bras écartés ferme de temps en temps les yeux entre deux bouchées.

— Un peu de vin peut-être ? C’est un Sylvaner.

— Non merci.

Elle ouvre le couvercle du plat de choucroute, y plonge son visage dedans, ses longs cheveux raides cachent le plat.

— Le chou a été braisé, la charcuterie est cuite à la vapeur puis sautée au dernier moment, légèrement caramélisée avec sa sauce, puis déglacée ensuite avec un peu de bière brune.

La fumée du plat s’élève en volutes spiralées. Des ailes de nez largement déployées s’ouvrent et aspirent le fumet.

— Humm !!! C’est divin ! Sentez-moi ça !

David retient un petit rictus. Reste sur sa chaise.

— Eh bien vous n’êtes pas très coopératif ! Vous êtes au régime ou quoi ?

David ne sait pas quoi répondre.

— Je…J’ai des ennuis gastriques en ce moment.

— Ah ! Je comprends, j’espère que cela ne durera pas trop longtemps pour vous. Il n’y a rien de pire !

Mathilde prend minutieusement un bout de saucisse et un peu de choucroute puis lentement, avec une grâce infinie, porte le tout à sa bouche. Les mâchoires se remettent en mouvement, les paupières sont à demi-fermées, le blanc des globes oculaires laisse deviner des yeux révulsés. La gorge trahit la descente de la bouchée.

— Ahhhhh !!! Ouiiiii !!!

Elle a basculé sa tête en arrière offrant sa gorge nue. Des visages incrédules apparaissent derrière les vitres. David s’enfonce un peu dans sa chaise. Le décolleté généreux qui fait face à David a placé sa ligne d’horizon plus basse que d’habitude. Il a toutes les peines du monde à remonter son angle de vue. Mathilde ouvre les yeux qui ont retrouvé leur axe. Un sourire dévorant, extatique, lui donne une figure solaire.

Les agapes de Mathilde Thiramissu sont terminées. Elle s’est sifflé la bouteille de vin blanc sec à elle toute seule. Ses paroles sont des oiseaux désorientés qui se percutent en plein vol, deviennent difficiles à suivre. Elle plonge ses yeux dans ceux de David dont le cœur s’envole  et bute de plein fouet contre une des vitres d’en face sur laquelle il a jeté son dévolu.

— Vous ai…aimez faire la…la cuisine David ?

Le cœur de David retombe en éclats de verre brisé.

— Pourquoi cette question ?

— Parce que il… il faut que je vous avoue une chose, une règle à…à laquelle je…je n’ai jamais dérogé David, je ne peux aimer qu’un homme qui…qui sait me faire jouir avec sa cuisine. C’est comme ça. J’ai…j’ai jamais su faire autrement.