Je l’ai vu forcer ce dos, se courber sous la charge, vers la terre pour se redresser vainqueur, droit, un mur de chair sur une poutre d’os empilé, raide, dur, indestructible. Je le suivais, admiratif avec toute la vigueur de mes vingt ans. Je tentais de suivre, la cadence infernale que mon père imposait, ce triangle énorme qui touchait presque les rangs de vigne.
Et puis l’heure de la retraite a sonné, sans bruit, sans prévenir. J’ai surpris mon père, nu, qui sortait de la douche et j’ai été déçu ne plus voir ce dos, il s’était évanoui, confondu dans l’épais cylindre d’un corps à la peau flaque, au ventre mou. Où était-il ce noble triangle rose aux épaules larges ? Où étaient parties ces masses roulantes, rampantes des muscles en mouvement ? Une touffe de poils blanc-gris et bouclés avait envahi cette terre, ma terre.
Ensuite, il y a eu le début d’une courbe puis ce fut une bosse, pas la bosse d’un bossu, non, celle-là, elle est franche, se montre et désire qu’on la touche, non, la bosse de mon père, elle ne se montrait pas, on la devinait. Une main, du ciel, pesait sur sa nuque, dominatrice, impitoyable, elle courbait l’homme vers la terre, l’obligeait à baisser le regard, il était devenu petit.
Pourtant, au fond de mon cœur d’enfant, malgré mes 50 ans, aujourd’hui, je sais qu’il y a, caché au-dedans de cette carcasse d’homme, un cœur grand, généreux qui a battu tant de fois pour garder, debout, vivant et fier, ce grand corps usé. J’imagine le corps de cet homme qui m’a porté sur ses épaules durant toute sa vie se reposer enfin pour l’éternité. Il est couché sur le dos, sur ce dos que ne verrai plus. Il va terriblement me manquer… le dos de mon père.