l'homme au banc
Il est encore là, l’homme assis sur le banc, pile en face, on ne voit que lui, sa face difforme et sa tumeur qui lui mange la figure comme un globule blanc macrophage. Sébastien n’en peut plus de voir les chaises qui font face à la baie vitrée de son restaurant inoccupées, ses clients préfèrent manger de dos à la vitre tant la vue de ce cantonnier qui bouffe son sandwich sur le seul banc du parc les dérange. Pourtant le parc est si beau en cette fin de saison, Il est inconcevable qu’il place des rideaux pour cacher le beau à cause du laid. C’est décidé, à la fin du service il demandera à cet homme d’aller manger ailleurs. Il y a bien d’autres bancs dans les environs ! Et puis il est fier de son petit restaurant qui fait recettes et qui lui a permis de s’offrir une jolie maison, une jolie femme, une jolie voiture et dernièrement une jolie serveuse de 23 ans qui n’est pas insensible à son charme. Il nage dans le bonheur quoi!
Le service est fini, la jolie serveuse est partie. Sébastien, plus remonté que jamais, sort du resto, file droit vers l’homme au banc qui a fini de manger et profite des rayons de soleil sur son visage difforme
— Bonjour… monsieur, je… je… voudrais vous dire quelque chose.
Sébastien ne peut détacher son regard de l’excroissance de chair.
— Je m’appelle Jean.
L’homme lui tend la main, Sébastien la prend timidement, se raidit quand l’œil unique le dévisage, l’autre œil est entièrement recouvert par la monstruosité. Sébastien est frappé par la lueur de bienveillance et d’intelligence que lui renvoie l’œil valide. Il retire vivement sa main, fuie le visage de l’homme qui le dérange.
— Vous pouvez vous asseoir, nous discuterons plus aisément
Sébastien s’exécute, il se retrouve sur le banc face à son resto, l’homme difforme à ses côtés.
— C’est si rare que quelqu’un vienne me parler, ne vous sentez pas gêné par ma difformité, au contraire regardez là pleinement et vous verrez qu’au bout d’un moment le reste de mon visage vous apparaîtra naturellement.
Sébastien est étonné par l’élocution parfaite de cet inconnu à la veste orange maculée de taches. Il cherche ses mots tout en s’efforçant de fixer le visage de l’homme. Il ne sait plus pourquoi il est venu le voir. Sa voix est si douce, si chaude, sa main qu’il vient de poser sur son épaule, la force de ce regard borgne qui le sonde, l’air doux de septembre, le roulis des voitures qui s’estompe dans le gazouillis des moineaux du parc bouleversent Sébastien. Il n’a jamais ressenti cela auparavant, il y a quelque chose de l’enfance qui remonte en lui, c’est doux, enveloppant, douloureux aussi, une envie de chialer. Il s’entend dire:
— J’aimerais bien vous inviter à manger.
L’homme lui sourit:
— Dans votre beau restaurant ?
— Oui.
— Vous êtes vraiment gentil.
Sébastien se lève, il serre chaleureusement la main de l’homme au banc, il est vrai qu’il ne fait plus attention à la masse de chair qui ronge un visage qu’il trouve presque beau. Il repart en direction de son restaurant, la baie vitrée reflète sa silhouette, il se sent si bien.