Le coupé sport flambant neuf, rutilant sous le soleil, stoppe brutalement sa course dans un crissement de pneus. Un coup de klaxon rageur et un :
— Putain d’handicapé ! T’as toute la journée pour traverser ce putain de passage clouté !
François regarde sa montre, il va être en retard. Une bonne demi-heure. Il déteste ça, être en retard. PDG d’une grosse boîte, malheur à celui qui se pointe en retard au boulot, il le vire sur le champ. Mais cette saloperie de réunion avec la société de marketing qui s’occupe de sa pub n’en finissait pas.
L’homme en fauteuil roulant prend son temps, il a vingt ans, tout au plus, il s’arrête, le fixe et lui fait un doigt d’honneur. François ouvre sa glace.
— C’est ça fait le mariole ! Y en a qui bosse mon coco pour te payer la sécu !
Re-doigt d’honneur et le fauteuil repart. François s’en veut, pauvre gars, sa vie doit être un calvaire comment peut on avoir le courage de se lever le matin avec deux jambes mortes ? Mais il faut dire qu’il est impatient d’arriver au bar où Henri l’attend. Henri son pot de fac, son poteau brancheur de nana, elles venaient se coller comme des mouches à ce beau gosse aux cheveux longs et bouclés. Il faut dire qu’avec son allure de chanteur sixties et sa voix de miel. François, lui, récoltait les filles de deuxième main mais c’était bon tout de même. Henri qui l’a appelé hier au soir.
— Je suis dans le coin vieux, ça te dit une petite mousse au saint Barth demain à 11h ?
Vingt ans déjà ! La vie les a séparés… François a réussi la sienne, villa de charme, femme superbe, trois gosses instruits. Le paradis quoi. Il sait juste qu’Henri s’était installé comme prothésiste dentaire.
François entre dans le café bondé. Il balaye la salle, tombe sur de longs cheveux ondulants. L’homme est de dos, François reconnaît son ami mais son regard bute sur deux poignées qui encadrent la chevelure poivre et sel. Des poignées de fauteuil roulant…
Le visage qui se tourne vers lui rayonne d’un sourire d’enfant avortant l’idée d’une fuite possible. François la nuque raide s’assoie en face de son ami.
— Hey François, ça fait une plombe ! Tu veux un café ?
La serveuse, une jolie rousse apporte deux tasses.
Henri a comme un torticolis, ses épaules touchent ses oreilles, il avance une main araignée au dessus de la table, François hésite puis attrape du bout des doigts cette bête osseuse et décharnée.
— Accident de la route, tétraplégique depuis 15 ans. J’use pas mes pompes et suis devenu un homme prioritaire. Hé, fais pas cette tête François ! J’ai pas le cancer !
François ne sait pas s’il doit rire ou compatir. C’est la première fois qu’il est face à un handicapé et en plus c’est son ami.
— T’es venu comment ?
— C’est ma petite amie qui m’a amenée.
— Ta petite amie ?
Devant la mine ahurie de François, Henri éclate de rire.
— Eh oui mon poteau, les filles n’ont pas changé quand elles voient un beau gosse…
La main arachnide attrape laborieusement la tasse entre le pouce et le majeur, les autres doigts sont recroquevillés sur eux même comme trois pattes blessées. François est hypnotisé par ce bec de fortune qui semble devoir lâcher à tout moment sa proie. Mais la tasse ne bronche pas. Henri hume le breuvage, avale une gorgée avec un plaisir qui éclaire son visage et lui fait pousser un soupir de jouissance. François cherche dans sa mémoire quand est-ce qu’il a pu prendre autant de plaisir que cet homme abîmé mais aucune image ne vient à lui. Henri pose la tasse sur la table.
— Tu vois François, le plus beau jour de ma vie a été quand j’ai réussi à gagner l’usage de cette pince.
Henri articule ses deux doigts, sa joie, comme un projecteur, met en scène ces deux acteurs d’une liberté retrouvée. François se perd alors dans le la nappe noire de son expresso. Le bonheur des autres est douloureux parfois. Il porte machinalement la tasse à ses lèvres. Le petit noir a un goût d’amertume, l’amertume des certitudes, l’amertume d’être passé à côte de sa vie.
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