La famille Dubois chante à tue tête dans la voiture qui les amène à Andernos les bains pour un week-end famille. Jean-Marc chante faux mais le souffle du vent des vitres ouvertes atténue un peu le supplice.
— Ah les enfants ça fait plaisir de vous avoir !
Les enfants son grands et descendent de moins en moins souvent voir leur parents. La famille arrive enfin à Andernos. Un vieillard courbé au bord de la route leur fait un salut, Jean Marc frissonne. Il gare la voiture, ils sont déjà sur le sable.
— Le dernier à la baille est une lavette !
Cyril l’ainé, en slip, est déjà dans l’eau, Chloé trempe ses bouts de pieds, le vent d’octobre est frais. Les parents sont restés en retrait, Sabine demande :
—Le scan de ta mère ça a donné quoi ?
— Le statu quo, la tumeur n’a pas bougé.
Sabine lui prend la main.
— Bon, c’est toujours ça.
— Ouais, si on veut
— J’ai une faim de loup. Je vais chercher les enfants.
Jean marc regarde sa femme courir. Au fond, l’horizon le happe, trop grand, trop loin, Jean Marc soupire.
Ils sont à table, ils ont une belle vue sur l’océan. Le serveur vient prendre la commande. Il n’a presque plus de cheveux sur le crâne. Jean marc crispe les mâchoires. En face un homme se délecte avec une patte de crabe, il a le teint blafard et des cernes sous les yeux, Jean-Marc détourne la tête et tombe sur une dame corpulente qui se lève en boitant pour aller aux toilettes.
— J’en ai marre de tout ça.
Sabine le regarde sans comprendre. Jean marc hausse les épaules.
— Y a que des éclopés autour de moi depuis la maladie de maman, on dirait que je les attire comme des mouches.
— Tu vois tout en noir, moi je ne vois que des gens heureux en train de se régaler.
Jean marc chasse des miettes sur la table d’un geste de la main.
— Je te parie que le serveur a le cancer, tu as vu sa tignasse ?
Sabine jette un regard courroucé à son mari.
— Je crois qu’une petite promenade digestive nous fera le plus grand bien, ça vous tente les enfants ?
Chloé est déjà debout.
— Allez papa, on va faire la course.
Jean-Marc reste assis.
— Je préfère rester, je vous verrai d’ici, je vais me reprendre un café.
Le regard de Sabine insiste, Jean-Marc baisse la tête. Il voit sa petite famille courir sur la plage, jouer avec les lèvres marines. Il ressent de nouveau cette toile d’araignée aux fils d’acier lui enserrer le cœur, il pense à ce que son docteur lui a dit ” Faut pas vous inquiéter, c’est juste nerveux, essayez de vous détendre un peu”. Jean-Marc tente de penser à autre chose, il respire profondément, le serveur vient lui porter son café. Jean-Marc ne peut détacher son regard de cette tête aux cheveux abimés, trop fins. Il accroche les yeux du serveur.
— Excusez-moi de vous demander cela mais vos cheveux…ils…
Malgré l’air embarrassé de l’homme grand et sec, il poursuit :
— Ils… vous êtes malade c’est ça ?
Le serveur pose lentement la tasse sur la table, ses yeux se sont assombris.
— J’ai un cancer, j’en suis à ma troisième chimio.
Jean-Marc a envie de crier “je le savais”, puis une boule d’amertume et de honte lui obstrue la gorge, le serveur lui sourit puis s’en va.
Jean-Marc tente d’oublier ce sourire complice, trop intime, qui semblait dire “nous sommes dans le même bateau”. Il ferme les yeux, il a du mal à respirer, il tente de faire le vide, il n’est pas malade, son dernier bilan de santé était parfait. Il a cinquante et alors ? Il n’est qu’à la moitié de sa vie! Les voix alentours et les bruits métalliques des couverts s’évanouissent progressivement. Toujours les yeux fermés, Il se laisse sombrer dans un grand trou noir rassurant mais qui devient inquiétant quand il arrive tout au fond. Il est saisi d’effroi. Elle le contemple souriante et paisible, sûre de sa force : la mort.
— Bonjour mon amoureux!
C’est une belle femme nue, aux longs cheveux noirs qui avalent la lumière.
— On ne se connaît pas. Je ne vous aime pas, je suis déjà pris.
— La belle ténébreuse aux lèvres pulpeuses ouvre ses bras.
— Je ne suis pas jalouse.
— Je ne suis pas bigame.
Un rire gras de fumeuse gronde dans le noir.
— Tu vas devoir le devenir mon ange, je suis ta nouvelle compagne.
— Je ne veux pas de votre compagnie, je vivais très bien sans elle.
— Désolée mon oiseau, c’est toi qui est venu me chercher, tu n’arrêtes pas de penser à moi depuis quelques temps.
— Alors…ça veut dire que je vais mourir ?
De longs doigts fins, blancs, glacés, lui caressent la joue.
— Non mon amour, nous allons apprendre à nous connaître, nous avons le temps. Je n’ai pas encore faim de tes lèvres.
La bouche charnue s’approche des lèvres de Jean-Marc, s’ouvre, laisse voir un trou béant, sans dents, sans langue, juste du vide.
— Fffffff !
Le souffle de vie de Jean-Marc s’échappe de sa poitrine au moment où il ouvre les yeux. Il est seul à table, il tourne les yeux vers la plage, sa femme qui joue avec les enfants dans les vagues. Il n’arrive pas à s’en réjouir. L’horizon au loin, lui paraît si proche, l’écrase. Une ombre se presse tout contre lui, une main froide caresse la sienne.