— J’ai tout aimé, tout ce qu’on a fait ensemble, tu te rappelles nos ballades ?
Une voix chevrotante répond:
— Mes pas dans tes pas, ton cœur près du mien…
— Et quand nous bricolions, que nous jardinions ensemble, et faire la bouffe on adorait ça faire la bouffe !
— Et là on est bien au coin du feu tous les deux.
Le vieil homme fixe sa main parcheminée que les flammes vacillantes font trembler.
— La mort ça me fout la trouille, je sais pas trop ce qu’il y a derrière, tu crois qu’on pourra encore faire des trucs ensemble ?
Joël se perd dans un regard mouillé et le gris cendré d’une chevelure clairsemée. La main aimée bouffée d’arthrose se pose sur son épaule…
— Joël ! Joël ! Tu ronfles comme un sonneur !
Joël ouvre un œil, il contemple les longs doigts fins, manucurés de son épouse posés sur son épaule. Il baille, lui demande :
— Alors ta soirée avec ton club de lecture ça c’est bien passé ?
— On s’est pris un peu le la tête avec le dernier roman de Pennac. T’as préparé à manger ?
Joël se sort du contact chaud du canapé, se dirige vers le micro-onde.
— Des tomates farcies ça te va ?
— Tu exagères ! Tu pourrais faire l’effort de faire cuire des pâtes et un peu de viande !
Joël met le micro-onde en route.
— Tu sais bien que je n’aime pas faire la cuisine. Au fait, ce week-end je pars en montagne, tu ne veux toujours pas venir ?
Corinne met les assiettes qu’elle pose sur la table de verre.
— Tu sais moi la montagne.
— ça ne te dérange pas si j’invite René à dîner demain ?
— Tu fais ce que tu veux. Je t’ai jamais empêché de recevoir tes amis chez nous.
Joël pose le plat chaud sur la table, ils mangent… en silence. Corinne se lève, allume la télé, la 6, sa série comique préférée démarre, Joël aurait préféré les infos mais se tait.
C’est l’heure d’aller au pieux pour Corinne, une vrai poule, une fois le soleil couché, il n’y a plus personne, Joël préfère traîner jusqu’à pas d’heure, il aime ce moment où la nuit semble lui appartenir. C’est là que son désir de mâle le prend tout entier mais Corinne est du matin, le soir elle dort.
— Bisou mon chéri !
Joël embrasse sa femme qui lui offre ses lèvres ensommeillées, il appuie un peu, elle se dérobe.
Il mate, solitaire, un film qu’il ne voit pas, il est ailleurs Joël, il a un poids sur la poitrine ce soir, une lassitude soudaine. Il se rappelle de ses courses en montagne avec Corinne, de leurs plaisirs partagés, les enfants, les cinés, le sexe à toute heure, tous ces goûts communs qui ne le sont plus. Quand leurs chemins de vie se sont-ils séparés ? Il n’en sait rien, ils se sont écartés progressivement, il ne s’en est pas rendu compte et maintenant, il y a cette étendue vierge, sans nom, entre eux. Il a très froid malgré le confort moelleux de son canapé. Il zappe, tombe sur un flash info qui annonce une éclipse de lune à 4 heures du mat, à ne pas manquer. Bof, se dit-il, la lune c’est pour les amoureux !
Joël ne dort pas, il se concentre sur la respiration sifflante de Corinne, il a peur, peur de continuer son chemin de vie, seul comme un con, malgré la vie à deux. Soudain, une envie lui vient, il patiente, assis, adossé contre la tête de lit. Enfin le réveil pointe quatre heures, il caresse le visage aimé, l’embrasse.
— Qu’est-ce que tu fous Joël ?
Il allume la veilleuse, accepte le regard lourd de sa femme.
—Tu veux bien faire quelque chose pour moi ?
— Demain matin si tu veux pas maintenant, j’ai pas envie.
— C’est pas ça, je voudrais que tu te lèves, j’ai quelque chose à te montrer.
La voix de Joël, grave, profonde, intrigue Corinne qui se lève en maugréant, Joël lui donne sa robe de chambre.
— Il faut aller dehors.
— Tu veux bien me dire enfin ce que…
Il la tire par le bras. Ils sont sur la terrasse, Corinne se fige. Elle est énorme, rousse, avec un léger liseré d’or en bas : la lune cachée par l’ombre de la terre. Elle n’est plus ce disque d’or mais une boule de sang.
— Je t’aime Corinne.
Il l’a prise dans ses bras, elle se blottit contre sa chaleur, ils contemplent en silence cette belle de nuit qui a mis son masque terrien. Joël sent qu’il marche de nouveau dans les pas de sa femme, son cœur tout près du sien. Quand la vie sépare ceux qui s’aiment, il faut parfois lui donner un petit coup de pied au cul.