— On m’a volé ma femme !
Jean Marc pose un instant son regard sur l’homme d’une cinquantaine d’années dont le visage tranquille ne correspond pas à la déclaration.
— Pourriez-vous être plus précis s’il vous plaît ?
— Ma femme n’est plus à la maison depuis 20 heures
— Vous voulez parler de kidnapping ?
L’homme se tortille derrière le comptoir, il pose ses mains sur la surface rouge.
— Oui c’est ça, un kidnapping !
Jean marc a le cœur qui cogne, un kidnapping, il pense à Laurence, sa femme, seule à la maison avec les enfants, il grimace. Il se tourne vers son ordinateur prêt à remplir la déposition.
— Dites-moi tout.
— Cela fait plus de trois ans qu’on me la vole, j’en peux plus.
Fausse alerte, encore un fou ou un poivrot de comptoir qui s’est trompé d’établissement. Pourtant cet homme n’a pas l’air saoul. Il est donc fou. Il prend une voix douce, compréhensive.
— Vous êtes dans un commissariat monsieur.
L’homme se redresse, pose des yeux ronds sur l’homme en uniforme qui doit avoir une dizaine d’années de moins que lui.
— Bien sûr que je suis dans un commissariat ! C’est bien l’endroit approprié pour déposer une plainte pour vol ?
Jean Marc se raidit un peu, secoue ses épaules légèrement, sa garde finit dans une heure, il est plus de 21 heures, il repense à Laurence, sa femme qui l’attend à la maison pour dîner, elle a dû coucher les enfants, Jean marc a beau lui dire de ne pas l’attendre, qu’il est trop tard pour manger, qu’elle va encore mal digérer et passer une mauvaise nuit, elle n’en fait qu’à sa tête.
— Un vol à répétition n’est pas vraiment un vol, vous devez sûrement parler d’adultère ?
Le visage de l’homme devient rouge de colère.
— Ma femme ne m’a jamais trompé ! Nous nous aimons !
Jean marc commence à perdre patience, sa voix monte un peu dans les aigus.
— Très bien ! On vous vole votre femme depuis trois ans! Savez-vous qui c’est ?
— Mes beaux parents !
Putain ! Que la fin de journée va être longue se dit Jean-Marc. Il jette un œil désespéré derrière le farfelu, il n’y a personne, après tout, il n’a que ça à faire. Il va jouer encore au psy, écouter, juste écouter, souvent cela suffit. Il respire un grand coup.
— Ok, je vous écoute!
— Depuis trois ans ma femme va rendre visite à mes beaux parents qui habitent à côté de chez nous, me laissant à chaque fois préparer le dîner, me morfondre seul devant le repas jusqu’à plus de 22 h parfois. On ne se voit presque plus.
— Vous avez essayé d’en parler avec votre épouse ?
— Bien sûr! Mais elle dit qu’elle ne peut pas leur refuser le peu d’attention qu’ils demandent. Elle leur doit bien ça !
Jean marc pense à toutes ces soirées bâclées, le repas vite avalé, débarrasser la table, faire la vaisselle, la douche, l’amour à la va vite aussi parce que Laurence doit se lever de bonne heure pour amener les enfants à l’école. Non, ce n’est pas une vie ! Il prête une oreille plus attentive à la déclaration de l’homme qui vient d’enlever son veston, laissant apparaître un joli pull rayé et clair.
— Je peux pas m’empêcher de lui en vouloir, vous comprenez ? Je peux pas en vouloir à mes beaux parents non plus, c’est ça le pire, c’est que je peux en vouloir à personne et pourtant c’est bien là un kidnapping récurent que je vis tous les soirs ! Vous ne notez pas ma déposition !
Jean marc regarde l’écran de l’ordinateur, les cases vierges du formulaire sont prêtes à recevoir les doléances des administrés de cette ville dont il sait être le gardien. Il aime son métier, même si celui-ci lui prend une bonne partie de sa vie, vu le nombre d’heures sup qu’il se tape depuis trop longtemps.
— J’en peux plus, je vous jure que j’en peux plus ! J’en arrive à espérer que mes beaux parents disparaissent, pourtant si vous saviez comme ils sont gentils, toujours prêts à rendre service.
Jean marc peut lire le désespoir dans le masque triste qui vient de se décomposer subitement devant lui.
— Vous avez essayé d’en parler à vos beaux parents ? De leur parler de votre souffrance ?
— Je ne peux pas ! Ils sont si fatigués tous les deux, mon beau père est gravement malade et l’amour de leur fille est tout ce qui leur reste. Je pense à ces longues journées de solitude qu’ils doivent traverser, c’est horrible, vous comprenez, c’est horrible de ne pas pouvoir en vouloir aux responsables de vos malheurs !
L’homme tire nerveusement sur son pull rayé, la douleur lui donne un sourire de clown triste qui vient de subir une mauvaise farce. Jean Marc ressent quelque chose d’amer remonter dans sa gorge, son ventre se tord, il a l’image de Laurence qui doit l’attendre assise à la table, seule. Sa présence ne lui a jamais autant manqué que ce soir. L’homme s’approche un peu plus du comptoir.
— Vous comprenez n’est-ce pas ? J’ai pensé que je pourrai porter plainte contre X, il faut bien qu’il y ait un coupable.
Jean marc hésite un long moment, dehors les bruits de la cité laissent à penser que la vie continue malgré les souffrances humaines, il tente un sourire crispé de compassion puis se tourne vers l’écran, il fixe intensément la case où il faut noter le motif de la déposition. Il tape les quelques lettres avec, en lui, comme un immense soulagement, une sorte de cri de l’intérieur qu’il matérialise devant lui. Il écrit : “Vol affectif d’un conjoint”